Recherche
Chroniques
Иоланта | Iolanta
opéra de Piotr Tchaïkovski
On ne dira jamais assez que l’ultime opéra de Tchaïkovski ne bénéficie guère de visibilité. Si l’on peut régulièrement en apprécier des versions de concert, dont la dernière en date ne fut pas des moindres [lire notre chronique du 11 novembre 2012], la scène lui fait trop peu d’honneur. Après le Capitole de Toulouse, il y a trois ans [lire notre chronique du 28 mars 2010], l’Opéra national de Lorraine, en coproduction avec l’Opéra-Théâtre de Metz, monte sa Iolanta ; on s’en réjouit.
Le metteur en scène David Hermann concentre son travail sur deux axes : la condition de « monstre » de l’héroïne et la dimension mystique du conte – s’agissant d’une « révélation » que, dans ses notes d’intention, il dénomme « perte de l’innocence »). Après qu’ait retenti un bref prélude pour instruments à vents (Stravinsky avant Stravinsky), une lumière blafarde dessine un univers « bizarroïde » habité par une sorte de mage extra-terrestre. Un texte redondant à flatteuse prétention poétique, signé Clara Pons, occupe un Prologue laborieux, sur fond de « bidouilles » électroniques soixante-dixardes. À Sébastien Dutrieux d’en ânonner les évidences, accompagné par des illustrations vidéastiques (Emilio Valenzuela et Joan Rodón Sanjuan) enfonceuses de portes ouvertes : gros plans sur l’iris d’un œil, clignements, feu de la passion amoureuse, divers symboles « vaporeux » déjà « rétro », enfin désert pontifiant.
Peu importe : Iolanta commence lorsque Jacques Mercier reprend la baguette ! Avouons-le : nous n’avions pas entendu l’Orchestre national de Lorraine depuis quelques années. Nous retrouvons ce soir une formation aux qualités décuplées qui fait l’un des bonheurs de cette représentation. Son chef profite de la fine écriture chambriste qui introduit la première scène, dessinant subtilement les timbres, magnifiant les pupitres d’où s’élèvent le solo de violoncelle de la berceuse de Marta, d’une tendresse indicible, mais encore le délicat trait de premier violon de l’épisode conclusif. La fosse tisse en fluidité l’arrivée des intrus dans le jardin interdit, libère un lyrisme progressif à mesure que l’amoureux découvre la cécité de la belle ; elle avance dans une clarté toujours plus évidente – comme Iolanta, de fait. Enfin le frémissement des cordes et la suavité des cors s’élèvent dans la glorification religieuse.
D’abord timide, le plateau vocal va s’affirmant.
Hors-champ surgit une présence chorale dosée (les choristes des deux maisons réunis). Mis à part un léger déséquilibre entre les deux amies – l’oreille retenant Elena Golomeova (Laura) – et l’instabilité un rien poussive d’Avi Klemberg en Alméric, la fermeté d’Iouri Kissin convient parfaitement au portier Bertrand. Le baryton aigu Evgueni Liberman affiche quelques difficultés dans les premiers pas de la partie d’Ibn-Hakia, puis laisse poindre plus de brillant et même une certaine chaleur de timbre. On retrouve Svetlana Lifar dans une Marta de grande autorité, au grave prégnant, au phrasé généreux (la berceuse !). Il y a deux ans, nous avions remarqué le jeune baryton ukrainien Igor Gnidii dans la Turandot de Busoni (Tartaglia) [lire notre chronique du 11 mars 2011] : il campe ici un Robert attachant, d’émission franche et de format, qui impressionne. Micha Schelomianski impose une basse de digne projection au Roi René, avec une prière de velours.
Enfin, le jeune soprano russe Gelena Gaskarova incarne d’un timbre tendre le rôle-titre. C’est cependant l’incisif Georgy Vasiliev qui marque la soirée. La voix est d’une clarté confondante, le chant direct, l’expressivité évidente, mettant à son service une riche dynamique, tout cela comme mine de rien. Son Vaudémont illumine d’une fulgurance vocale qui laisse… sans voix !
Après le Prologue décrit plus haut, David Hermann situe l’action dans une sorte de palais médicalisé. Marta et les « maies » y sont des infirmières, Iolanta paraît une grande malade engoncée dans un étrange dispositif qui tient du déambulateur, du poste de radiologie et du fauteuil de dentiste. De ses prothèses disgracieuses elle tend dès la première scène à se libérer. C’est de frigos design qu’on « cueille » les roses. Quoiqu’on rêverait d’une approche plus profonde qui entrevoit la portée psychanalytique du conte – sous le joug d’une autorité paternelle envahissante, Iolanta ne voit pas ; qui guérit ? la fille de sa cécité ou le roi d’une passion incestueuse non-avouée transférée en protectionnisme castrateur ?... –, le principal demeure que la situation dramatique soit respectée, et c’est le cas, de sorte que la rencontre amoureuse se fait bel et bien.
BB